Alors que le Comité d’histoire ouvre un cycle inédit de conférences sur ce thème, nous avons croisé les regards de Didier Houssin, médecin et ancien directeur général de la santé, et de Slim Ben Halima, conseiller en santé mondiale. Entre mémoire et actualité brûlante, ils racontent pourquoi la France a joué un rôle pionnier, comment s’est construite la diplomatie sanitaire face aux épidémies et pourquoi il est essentiel, aujourd’hui encore, de faire vivre cette histoire pour éclairer l’avenir.
Le Comité d’histoire ouvre un cycle de conférences consacré à la santé mondiale. En tant qu’animateur de la première table ronde, quels enjeux vous semblent particulièrement importants à mettre en avant à travers une telle thématique ?
Selim Ben Halima : En élaborant une première conférence sur le thème de « La diplomatie des épidémies, du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe siècle », le Comité d’histoire se penche sur l’une des thématiques qui marquent la construction du multilatéralisme moderne. La santé fait partie des enjeux portés par le mandat de l’Organisation des Nations unies (ONU) depuis sa création, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. S’intéresser à l’un des axes majeurs de la coopération internationale contemporaine permet ainsi de comprendre l’impact de la diplomatie sur nos sociétés, mais aussi, à l’inverse, comment les pouvoirs publics tiennent compte des préoccupations de leurs populations pour porter à l’échelle mondiale des problématiques qui ne sauraient être résolues en se limitant à leurs propres frontières.
Or, la France fait partie des nations qui ont contribué au développement du modèle onusien tel qu’on le connait aujourd’hui et à son tropisme pour l’action internationale en matière de santé. Elle s’illustre depuis plus de 70 ans comme l’un des États membres les plus actifs de l’Organisation mondiale de la Santé – en atteste très récemment le soutien massif à la création de l’Académie de l’OMS, basée à Lyon. Que ce soit en raison de son expertise scientifique et médicale, de l’accueil qu’elle réserve au siège de multiples organisations internationales actives dans le domaine de la santé, ou plus largement à travers sa vision du bien-être des populations qu’elle porte via sa stratégie de santé mondiale, qui constitue un pilier incontournable de sa politique étrangère. En conséquence, cette première table-ronde constitue une opportunité de mieux comprendre le fonctionnement du système multilatéral de santé, l’implication de la France à cet égard et l’ensemble des facteurs qui permettent d’améliorer la santé des populations au niveau global – pour mieux prévenir, se préparer et répondre aux urgences sanitaires par exemple, mais pas seulement.
La France a eu un rôle pionnier avec la première conférence sanitaire internationale de 1851. Quel a été ce rôle et en quoi cet héritage reste-t-il déterminant pour comprendre la diplomatie sanitaire actuelle ?
Didier Houssin : Les grandes épidémies sont volontiers oubliées, mais elles laissent quelques traces dans la mémoire des sociétés qui les ont vécues. Ce fut le cas de la peste noire du XIVe siècle. Ce sera celui du SIDA, de la fin du XXe, et du covid-19, au début du XXIe.
Les grandes épidémies de choléra de la première moitié du XIXe siècle nous ont laissé la « peur bleue », mais elles ont aussi été marquées par une première grande initiative diplomatique destinée à chercher une réponse internationale coordonnée face aux épidémies, qui ne se soucient pas des frontières politiques. En raison de leur impact et des mesures de contrôle mises sur le commerce maritime et la circulation aux frontières, la lutte contre cette épidémie devint en effet un thème de diplomatie internationale. La France fut frappée, à partir du début des années 1830, par plusieurs vagues d’épidémies de choléra qui allaient y emporter environ cinq cent mille personnes, dont le président du Conseil, Casimir Périer. Après le rapport de P. de Ségur-Dupeyron de 1834, elle plaida pour une conférence internationale sur ce thème.
Les efforts de la France furent couronnés de succès, lorsque le ministère de l’Agriculture, alors chargé de la santé publique, parvint à organiser la première conférence sanitaire internationale à Paris le 23 juillet 1851. Elle rassembla des médecins et des diplomates d’une douzaine de pays et eut, pour thème central, la standardisation des règles concernant la quarantaine des navires. Cette conférence fut suivie d’une 2e à Paris en 1859, puis, après la grave épidémie de 1865, d’une 3e en février 1866 à Constantinople, à l’initiative de la France. Cet effort continu, dans lequel la France joua un grand rôle sur près de 40 ans, conduisit à un premier traité de sécurité sanitaire internationale signé en 1892, lors de la 7e conférence sanitaire internationale à Venise.
Faut-il y voir une continuité plutôt qu’un héritage ? Lors de la 11e conférence sanitaire internationale à Paris en 1903, la délégation française proposa la création d’un Office international de santé. En 1907, un premier arrangement sanitaire international fut signé entre huit États européens, le Brésil, l’Égypte, les États-Unis et la Russie. Il prévoyait la création de l’Office international d’hygiène publique, qui fut installé à Paris le 4 novembre 1908.
La table ronde de la première conférence réunira des experts aux profils variés. Comment envisagez-vous de faire dialoguer ces approches ?
SBH : Le point fort de ce premier échange, c’est justement la diversité des parcours qu’il permet de conjuguer. Il reflète ainsi la complexité de l’architecture de santé mondiale, dont la palette d’acteurs s’avère particulièrement large : l’on y retrouve des États et des organisations internationales, mais également des acteurs non étatiques au champ de compétences étendu (organisations non gouvernementales, initiatives internationales, fondations philanthropiques, associations et fédérations de patients et de professionnels, académiciens, secteur privé…).
Ainsi, cette conférence reflète en partie cette complexité, en réunissant des profils qui amènent chacun leur singularité et leur expertise propre, qu’elles soient universitaire, médicale, administrative ou encore politique. Le format retenu – une intervention magistrale suivie d’une table-ronde avant de passer à un échange avec le public, donnera ainsi l’opportunité à chacun d’exprimer un regard aiguisé sur l’histoire et l’actualité de la santé mondiale, pour mieux laisser la place à une discussion libre permettant d’approfondir les points pouvant susciter un débat. L’objectif final est de transmettre des connaissances à un public provenant lui aussi d’horizons divers, tout en permettant une réflexion sur l’héritage diplomatique ayant amené à la configuration multilatérale contemporaine dans le domaine de la santé, pour mieux nous intéresser aux perspectives d’évolution de cet ensemble.
La création de l’OMS marque une étape décisive. En quoi ce moment fondateur a-t-il été déterminant et quels enseignements de cette période peuvent éclairer la gouvernance mondiale de la santé aujourd’hui ?
DH : Après la Seconde Guerre mondiale, la volonté d’établir une paix durable conduisit à la création de l’Organisation des Nations unies (ONU). Une de ses agences les plus anciennes et qui comporte le plus de pays membres est l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Même si la 2nde Guerre mondiale n’avait pas été accompagnée du même cortège épidémique que la première, la création de l’OMS fit rapidement naître l’objectif de la lutte contre la variole, très contagieuse, et qui était depuis des décennies à l’origine d’épidémies redoutables emportant près d’un tiers des malades, et la grande ambition de son éradication, grâce à un programme mondial de vaccination.
Grâce aux progrès de la vaccination, à la mise au point des réfrigérateurs électriques, et en tirant parti d’une compétition constructive sur ce sujet entre les deux grands d’alors, les États-Unis et l’URSS, l’ambition d’éradication fut satisfaite. Le dernier cas fut signalé en Somalie, le 26 octobre 1977. Le 8 mai 1980, l’OMS déclara que la variole avait été éradiquée. S’il faut chercher une récompense aux efforts initiaux de la France dans le domaine de la sécurité sanitaire internationale, puis un mérite aux efforts de coopération sanitaire internationale engagés sous l’égide de l’OMS, cette éradication en est une marque éclatante.
La confrontation récente entre les États-Unis et la Chine autour de la pandémie de covid-19, puis la décision des États-Unis de ne plus soutenir l’OMS, enfin de s’en écarter, dessinent un contraste flagrant et inquiétant avec l’esprit de coopération en santé, sous l’égide d’une gouvernance mondiale, qui avait prévalu dans la lutte contre la variole.
Le cycle s’articule en trois conférences. Pourquoi ces thématiques et quel fil conducteur relie la diplomatie des épidémies, la recherche scientifique, la société civile et la médecine militaire ?
SBH : Le droit international accorde une place centrale aux pays représentés par leur gouvernement dans la conduite des affaires globales ; il ne s’agit donc pas de nier le caractère fondamental de leur rôle dans l’adoption de normes internationales (comme les résolutions qui entrent en vigueur par le biais des agences de l’ONU) en matière de santé. C’est pour cette raison que la première conférence traite bien de la diplomatie des épidémies, pour comprendre comment interagissent les États et quelles priorités les guident dans le champ de la santé mondiale – plus spécifiquement pour atteindre les objectifs de développement durable (ODD) qui y ont trait.
Néanmoins, le but est de ne surtout pas s’enfermer dans une grille d’analyse qui ne s’intéresserait qu’au rôle des États à l’échelle internationale. La diversité des profils qui caractérise la première conférence représente ainsi une amorce du large spectre d’acteurs auxquels nous souhaitons nous intéresser pour les deux autres conférences qui suivront dans les prochains mois. Le développement de l’architecture de santé mondiale au cours des deux derniers siècles a été réalisé de concert avec l’accroissement des connaissances scientifiques et technologiques, et a été accompagné par un élargissement du nombre d’acteurs qui s’impliquaient sur le terrain (tel que le secteur associatif). Il s’agit alors de refléter fidèlement cette réalité.
*La suite de cet entretien à deux voix sera publiée dans le prochain n° de la NL, en janvier 2026.
Si vous souhaitez participer à ce cycle de conférences, merci de contacter le comité d’histoire à l’adresse mail suivante : COMITE-HISTOIRE@sante.gouv.fr