Le 20 mars dernier, le CHAS inaugurait son cycle de rencontres par une conférence consacrée à l’histoire de la santé mentale, donnée par Hervé Guillemain, professeur d’histoire contemporaine à l’université du Mans et spécialiste de la psychiatrie. À travers une analyse des politiques publiques, il a retracé l’évolution des pratiques et des représentations de la santé mentale, du système asilaire jusqu’à la sectorisation psychiatrique. Son intervention a souligné l’apport des historiens pour éclairer les enjeux actuels de la santé mentale et a ouvert des pistes de réflexion sur la place des archives dans la compréhension de ce domaine.

À l’occasion de cette conférence, nous avons échangé avec lui sur ces thématiques essentielles.

Depuis Michel Foucault et son ouvrage pionnier L’histoire de la folie à l’âge classique (1961), comment l’historiographie de la santé mentale a-t-elle évolué ?

Les travaux de Michel Foucault, surtout consacrés à une période de transformation majeure des représentations entre les XVIIe et XIXe siècles, ont été fondateurs parce qu’ils ont affirmé la maladie mentale comme objet d’histoire et non plus seulement en tant qu’objet médical. Depuis les années 2000, les travaux des historiens et historiennes se sont déplacés. Dans le temps d’abord, puisque nous travaillons désormais sur le XXe siècle en mobilisant des archives hospitalières nombreuses et inédites. Dans l’espace aussi, puisque nous nous intéressons aux nouvelles structures de soin nées durant ce siècle ainsi qu’aux nouveaux territoires coloniaux gagnés par cette évolution. Dans le champ social enfin, puisque les travaux s’intéressent aux catégories d’âge et de genre par exemple. L’histoire de la psychiatrie est devenue une histoire sociale, contemporaine et globale.

Lors de la conférence du 20 mars intitulée : « Quelle histoire pour la santé mentale ? » vous avez notamment abordé le « moment Rucart » du nom du ministre de la Santé publique sous le gouvernement du Front Populaire de juin 1936 à janvier 1938, qui a engagé une réforme à partir de 1937, avec la réorganisation de l’assistance psychiatrique et la création des dispensaires d’hygiène mentale, a-t-elle amorcé un véritable tournant dans la prise en charge des troubles psychiques en France selon vous ?

La politique de santé mentale programmée par Rucart n’a pas pu évidemment immédiatement produire d’effet. D’une part parce que son action a été brève. Les ministres de la santé se succèdent à un rythme rapide dans l’entre-deux guerres, mais surtout, la guerre va interrompre ce processus de transformation du dispositif de soins. Mais les principes esquissés en 1937 sont immédiatement repris et généralisés après 1945 car ils correspondent bien aux espoirs de réforme issus de la guerre. Les services libres, les dispensaires se multiplient dans les années qui suivent. L’attention portée aux enfants se confirme également. Quant à la formation des infirmier.es, elle se transforme radicalement. Des infirmières laïques formées vont par exemple prendre le pouvoir dans les services et marginaliser lentement les religieuses qui dirigeaient très souvent les services de femmes. On peut donc affirmer que la politique de santé mentale des années 1940-1960 doit beaucoup à cette réflexion des années 1930 et à cette impulsion ministérielle de Rucart.

La sectorisation de la psychiatrie, mise en place dans les années 1960, a marqué un tournant dans la prise en charge des patients. Quelles en ont été les principales conséquences sur les politiques publiques et sur la perception sociale des troubles mentaux ?

La sectorisation, annoncée en 1960, a surtout été concrétisée à l’échelle des départements après 1972 et généralisée après l’adoption de la loi de 1985. Cette étape de l’histoire de la santé mentale est importante car elle consacre une prise en charge par une équipe pluridisciplinaire et sur une base géographique et démographique. En privilégiant le maintien des patients dans leur milieu, elle fait émerger de nouvelles pratiques (comme la visite à domicile) et accompagne la réduction du nombre de lits d’hospitalisation qui commence à s’accélérer dans les années 1970 et 1980. La psychiatrie s’éparpille dans les villes avec des dispositifs connus de tous aujourd’hui comme les CMP (Centres médico-psychologiques). Les représentations des troubles psychiques changent dans cette période qui voit naitre les associations de proches (Unafam), les journaux de patients (Garde-fous) et se diffuser les classifications internationales (DSM) [1]

. La médiatisation des questions de santé mentale grandit comme l’illustrent par exemple les émissions de télévision consacrées à ce thème dès les années 1960 par Igor Barrère.

Les termes utilisés pour désigner la santé mentale ont évolué au fil du temps, passant de la « folie » aux « troubles psychiques » ou encore à la « santé mentale ». En tant qu’historien, comment analysez-vous ces évolutions linguistiques et leur impact sur les représentations sociales et les politiques publiques ?

L’utilisation de nouveaux termes est un bon indice des évolutions. Le XIXe siècle privilégiait le champ sémantique de l’aliénation (asile, aliéniste, aliéné). Le XXe siècle voit émerger celle d’hygiène mentale vers 1910, puis celle de santé mentale après 1945. Entretemps, les termes liés au champ psychiatrique se généralisent (psychiatre, hôpital psychiatrique). Ces changements sémantiques viennent souvent sanctionner une évolution déjà perceptible dans les pratiques, mais parfois elles ont une vocation plus performative. C’est, je crois, le cas avec la notion de santé mentale qui apparaît dans les textes officiels en France dans les années 1990. Il s’agit là d’afficher une priorité politique nouvelle alors que la santé mentale reste dans les faits encore du domaine des secteurs psychiatriques.

Les archives et les témoignages sont essentiels pour écrire l’histoire de la santé mentale. Quels exemples de documents ou récits vous ont particulièrement marqué dans vos recherches ?

Je travaille beaucoup sur les dossiers de patients hospitalisés en psychiatrie, ce sont des archives très fortes qui permettent parfois de reconstituer la vie d’un individu. J’ai ainsi souvenir de dossiers de soldats de la Grande Guerre qui ont été hospitalisés dans les années 1920 et de dossiers de migrantes polonaises arrivées en France dans la même période. Dans les deux cas, les pièces très variées présentes dans les dossiers, les correspondances notamment, ouvrent une fenêtre sur les conditions sociales de ces deux catégories de la population et révèlent des itinéraires individuels très touchants.

En tant qu’historien, quels sont les défis actuels dans l’écriture de l’histoire des politiques publiques en matière de santé mentale ? Voyez-vous encore des angles morts dans la recherche ?

Les deux plus grands problèmes auxquels sont confrontés les historiens et historiennes sont la conservation des archives hospitalières et l’éclatement des dispositifs de soin après les années 1970. Aujourd’hui, les archives départementales conservent des fonds assez complets jusque 1972, mais les archives de la période suivante ne sont pas encore protégées, elles restent souvent dans les services d’origine ou sont l’objet de destructions permises par la loi sur les archives. Par ailleurs, pour faire l’histoire de la période du secteur psychiatrique, celle des années 1970-1990, nous nous heurtons à la grande diversification des lieux de soins. Il est nécessaire de travailler en équipe ou de sélectionner un lieu de soins pertinent. Une synthèse historique sur cette période n’est pas pour demain !

Les crises sanitaires récentes ont mis en lumière l’importance de la santé mentale. Pensez-vous que ces événements vont durablement influencer la manière dont les politiques publiques et les historiens traiteront cette question dans les années à venir ?

La crise du Covid a révélé ce qui était déjà là, par exemple, les phénomènes de phobie scolaire. Elle accélère la prise de conscience d’une problématique spécifique de la santé mentale des jeunes dont on s’est peu préoccupé durant les années de confinement. Il faudra en tenir compte lors des prochaines crises. En tant qu’historien je me penche aujourd’hui sur l’histoire de la santé mentale des jeunes en travaillant à la réalisation de films documentaires sur le sujet et c’est en partie l’effet de cette crise.



[1] Le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) est un manuel de classification des troubles mentaux publié par l’American Psychiatric Association.