Bibia PAVARD est maîtresse de conférences à l’Université Panthéon-Assas, membre junior de l’Institut universitaire de France, présidente de l’association Mnémosyne pour le développement de l’Histoire des femmes et du genre, spécialiste de l’histoire contemporaine du genre et des féminismes. Elle est commissaire scientifique de l’exposition Les Remarquables des Archives nationales « La loi sur l’IVG – 1974 : le discours de Simone Veil », présenté au ministère de la Santé en janvier 2025 et co-autrice du film co-produit par France TV et l’INA « Il suffit d’écouter les femmes », présenté en avant-première le 16 janvier 2025.
Vous êtes historienne et présidez l’association Mnémosyne pour le développement de l’Histoire des femmes et du genre. Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de ce qui vous a conduit à vous spécialiser dans l’histoire des féminismes et du genre ?
J’ai découvert l’histoire des femmes et du genre assez tardivement dans mon parcours d’étudiante. Jamais cette perspective n’avait été abordée alors que j’étais en prépa ou en licence d’histoire. C’est finalement à Sciences Po Paris, grâce à un cours d’histoire des femmes en France et Allemagne dispensé par Corine Bouchoux, qui plus tard est devenue sénatrice, que je me suis familiarisée avec ce champ de recherche très dynamique. J’ai tout de suite été passionnée par cette approche qui s’intéresse aux silences de l’histoire, pour reprendre l’expression de Michelle Perrot, aux marges, à l’intime, aux rapports de pouvoir et aux constructions sociales des féminités et des masculinités. Cela rejoignait l’intérêt que j’avais nourri pour le féminisme grâce à ma mère qui avait été très marquée sans sa trajectoire par les mouvements des années 1970.
Pouvez-vous nous rappeler les principaux enjeux et le contexte social et politique dans lequel la loi Veil a été adoptée ? Quelles résistances ont marqué ce moment historique ?
Il est important de rappeler que la loi Veil découle d’abord d’une forte mobilisation collective pour la libéralisation de l’avortement. Dès la fin des années 1960, d’éminentes personnalités réunies dans l’Association nationale pour l’étude de l’avortement réclament l’élargissement de l’accès à l’avortement thérapeutique, alors seulement autorisé dans les cas où la vie de la mère est mise en danger par la grossesse. Ensuite, à partir de 1970, l’émergence du Mouvement de libération des femmes change les termes du débat en revendiquant l’avortement libre et gratuit comme une condition nécessaire à la libre disposition de leur corps par les femmes. L’approche féministe de la question rencontre un écho médiatique et politique important grâce au manifeste des 343 femmes déclarant avoir avorté dans Le Nouvel Observateur en avril 1971, et les procès de Bobigny à l’automne 1972, pendant lesquels l’avocate Gisèle Halimi à la tête de l’association Choisir défend la jeune Marie-Claire Chevalier qui a avorté à la suite d’un viol et ses « complices ». En 1973, la création du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) ajoute un autre mode d’action : la pratique illégale mais non clandestine d’avortement sur le sol français et l’organisation de voyages collectifs pour aller avorter en Angleterre ou en Hollande. Toutefois les revendications de libéralisation de la loi sur l’avortement rencontrent dès 1970 une opposition farouche de la part de mouvements, comme l’association Laissez-les-vivre, qui prônent le statu quo. Inspirés par une approche religieuse de la question, ils font de l’avortement un meurtre qui touche à un interdit moral fondamental. L’ampleur des débats est telle que le gouvernement est contraint d’agir.
Dans vos travaux, vous évoquez souvent la personnalité et la stratégie de Simone Veil. Comment a-t-elle réussi à faire passer cette loi face à des oppositions aussi fortes ?
La tâche de Simone Veil n’était pas simple dans un tel contexte de polarisation des opinions ! D’autant qu’une première tentative de réforme de la loi sur l’avortement thérapeutique avait eu lieu quelques mois auparavant sous la présidence de Georges Pompidou mais que Jean Taittinger à la Justice et Michel Poniatowski à la santé n’avaient pas réussi à faire consensus. Après le décès de Pompidou et l’élection de Valéry Giscard d’Estaing, elle est nommée ministre de la Santé et l’avortement est son premier dossier. Magistrate et Haut-fonctionnaire, elle est alors inconnue du grand public, mais son statut est plutôt un avantage car elle suit une ligne pragmatique plus que politicienne et entend avant tout régler une situation de crise qui touche à la santé publique. Elle fait aussi de son genre un atout, elle est la première femme ministre de plein exercice de la Ve République et elle doit convaincre un Parlement presque exclusivement composé d’hommes. Elle parle en tant que femme et au nom d’elles. On le voit très bien dans le discours qu’elle prononce le 26 novembre 1974 à l’Assemblée et qu’elle a beaucoup travaillé, comme le montre le brouillon du texte conservé aujourd’hui aux Archives nationales.
L’un des points saillants de votre analyse est le compromis politique qui a permis l’adoption de la loi, pouvez-vous expliciter ?
Simone Veil a « une marge étroite mais cadrée » comme elle le dit dans ses mémoires. Elle sait qu’elle doit obtenir les voix de la gauche mais aussi quelques voix du centre et de la droite. Avec son cabinet, elle a été à l’écoute des positions des uns et des autres et à la recherche d’un équilibre. Elle fait d’abord voter une première loi à l’automne 1974 qui banalise la contraception en approfondissant la « loi Neuwirth » de 1967, avec l’idée que l’accès libre à la contraception permettra de faire diminuer le recours à l’avortement. Elle considère ensuite que la décision d’avorter doit revenir à la femme seule, et non pas à une commission d’experts ou à son conjoint ce qui va dans le sens des revendications féministes de libre choix. Les socialistes et les communistes sont prêts à soutenir cette réforme. Mais le projet de Simone Veil donne en même temps toute une série de garanties à la droite, qui exprime avec vigueur des réticences philosophiques et démographiques. Les échanges sont durs et parfois inacceptables lorsque la légalisation de l’avortement est comparée à l’extermination des juifs par les nazis. Le texte finalement voté est une loi de compromis. La femme doit être en situation de détresse, elle ne peut avorter qu’après un entretien et un délai de réflexion, l’opération ne peut avoir lieu qu’en milieu hospitalier et non en cabinet médical. L’avortement n’est pas remboursé par la sécurité sociale. Enfin la loi n’est votée que pour cinq ans, afin de tester ses effets sur la natalité. A bien des égards, l’accès à l’avortement apparaît comme une tolérance, plus qu’un droit.
50 ans après son adoption, la loi Veil reste un symbole fort. Selon vous, comment devrait-on transmettre cette histoire aux jeunes générations pour qu’elle conserve toute sa portée ?
Je pense qu’il est important de rappeler aux jeunes générations les clivages provoqués par la libéralisation de l’avortement dans les années 1970 ce qui permet de mesurer l’ampleur du changement, notamment avec la constitutionnalisation, en à peine cinquante ans. Je pense aussi qu’il faut rappeler la réalité de l’avortement clandestin avec le vote de la loi. C’est pourquoi je suis vraiment ravie d’avoir participé, à la grande collecte de témoignages intitulée « il suffit d’écouter les femmes », réalisée par l’Institut national de l’audiovisuel et au documentaire du même nom produit pour France Télévisions. A partir de janvier 2025 on pourra regarder plus de 70 témoignages et se rendre compte du poids de l’avortement clandestin dans les trajectoires individuelles et familiales. Cela permet de porter un autre regard sur la France des « Trente glorieuses ». Pour finir je voudrais ajouter qu’il reste de nombreuses recherches à faire, qui sont actuellement portées par une nouvelle génération, notamment autour des politiques spécifiques de contraception et d’avortement menées envers les femmes minorisées en Outre-mer et en France hexagonale.